Et là, je parle de mon coeur profond. Celui de mes racines, celui de mon histoire. Je suis arménienne.
Mes grands-parents sont arrivés de Turquie en France dans les années 30. Soit directement pour mon grand-père, soit en passant par la Grèce pour ma grand-mère. Pourquoi habitaient-ils en Turquie ? Je ne le saurais sans doute jamais. En tous cas, ils m’ont transmis quelque chose de rare et de précieux. Un pan de ma personnalité et certainement de cette résilience qui me caractérise aujourd’hui. Mon coeur saigne à l’idée de voir disparaître encore une fois, un peu de leur histoire, de notre histoire avec l’installation de Azéris par la force dans la province d’Artsakh (Haut-Karabagh).
Mon coeur saigne ce jour, au delà de l’horreur de la guerre, de l’exode massif de la population d’Artsakh, du silence si criant du monde autour et de cette victoire de l’ancien monde (lobby, pétrole, armes etc.) dans l’indifférence générale entre une Europe paralysée par un scénario COVID catastrophique et par ses intérêts en Turquie et le monde suspendu à l’élection américaine… J’ai aussi en tête cette phrase “Qui se souvient des Arméniens?” prononcée par Hitler ou l’un de ses proches, à la veille de la 2nde guerre mondiale. Préparer son armement et profiter d’un chaos international. Je ne pensais pas voir ça de mon vivant.
Ce qui s’est passé
Le 9 novembre 2020, après 6 semaines de guerre terriblement meurtrières et à armes inégales (drone israélien, armes interdites au phosphore et mercenaires syriens envoyé par la Turquie VS volontaires et étudiants, armement d’un autre âge…), la Russie et l’Azerbaïdjan avec la bénédiction de la Turquie, ont contraint le premier ministre arménien Nikol Pachinian à signer un “cessez-le-feu” en forme de capitulation, très défavorable à l’Arménie. Sans rentrer dans les détails de ce conflit car je suis loin d’être une experte, voici juste quelques éléments factuels et historique sur le conflit en Artsakh :
- L’Artsakh est un territoire situé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans le Caucase
- Peuplé à 95% d’arméniens, on y trouve de nombreux marqueurs de cette culture millénaire (religion, langue, patrimoine).
- En 1921, Staline décide tout seul d’offrir ce territoire à l’Azerbaïdjan*
- le 10 décembre 1991, la population de ce territoire vote par referendum POUR son indépendance.
- Depuis 1991, un front de guerre reste ouvert entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan
- le 27 septembre 2020, les forces azéries bombardent villes et populations civiles en Artsakh déclenchant une guerre officielle
- le 9 novembre 2020, l’Azerbaïdjan récupère ce territoire par la force, installant ainsi entre autre, un passage pérenne vers la Turquie à travers l’Arménie.
Je ne suis pas forte en géopolitique, mais savoir que la Turquie a accès à l’ensemble du pétrole de cette région ne me parait pas de bon augure. (Même si probablement que dans 10ans, il n’y en aura plus.)
A partir de maintenant
Un patrimoine millénaire magnifique, conservé et entretenu depuis le Ier siècle après Jésus-Christ est en grand danger. Si Erdogan est capable de transformer la si belle, emblématique et historique Eglise Sainte Sophie en mosquée, que va-t-il se passer pour les monastères arméniens ? Si les azéris sont capable de détruire méthodiquement** l’ancien et immense cimetière arménien de Julfa au Nachitchevan — patrimoine culturel et historique inestimable – que vont-il faire de ceux d’Artsakh ? Quand le président Aliyev est capable de parler des arméniens en les traitant de chiens***, qu’est-ce qui est à craindre pour tout ceux et ce qui ont/a été construit et qui ont/a prospéré sur ce territoire si peu dé-naturé. (Vous pouvez signer la pétition ici pour interpeller l’Unesco et tenter de protéger ce patrimoine avant qu’il ne soit profané)
Qu’est-ce qui est à craindre quand on laisse le Caucase dirigé par un bunch de dictateurs sanguinaires ou issus d’une culture de la domination ? La Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Iran, la Russie… et au milieu, cette petite Arménie qui résiste comme elle peut, avec ses propres démons. Pourtant, depuis 2 ans et l’élection de Nikol Pachinian sur fond de révolution de velours laissait entrevoir un travail de fond pour asseoir des bases démocratiques. C’était sans compter sur la débandade internationale et l’absence d’un travail de fond sur la reconnaissance internationale de ce territoire.
Je pleure ce soir…
…abasourdie de ce qui s’est passé sous les yeux de tous les observateurs internationaux, angoissée de ce qui a été permis parce que le monde regardait à l’ouest. Je pleure ces jeunes partis à l’abattoir de la guerre nationaliste et dominatrice menée par des reliquats de l’empire ottoman et soviétique, quand il y a cette autre “guerre” silencieuse et ravageuse qui fait déjà des millions de morts parmi l’ensemble du vivant. Celle que la folie des hommes (et je ne met volontairement pas la majuscule) continue d’ignorer pour mieux défendre son pré carré et qui n’épargnera personne.
Je pleure notre histoire qui risque d’être à nouveau défigurée et bafouée. Je pense à mes grands-parents, aux histoires qu’ils ont raconté à demi-mots, à celles qu’ils n’ont jamais voulu raconter aussi. Je suis allée en Arménie en 2016. Sans aucune famille sur place, je me suis sentie chez moi dans toutes les familles dont j’ai croisé la route. Si petite devant la majesté de ses montagnes, de cette culture et de ce patrimoine si riches. J’aurais pu y rester des mois, des années… je n’ai pas osé. Les arméniens sont des bâtisseurs et des tisserands, des artistes et des poètes. Ce qu’ils créent, reste. Voilà sans doute ce qui dérange.
Et puis je pense aussi à mon fils et ce monde chaotique et égocentré qu’il devra affronter et qu’il connait déjà depuis avant sa naissance…
#freeartshakh
#recognizeArtsakh
#wewantpeace
EDIT : Quelques heures après avoir publié ces quelques lignes, je découvre cet article de l’Obs : https://www.nouvelobs.com/monde/20201112.OBS35994/en-armenie-le-monastere-de-dadivank-face-au-peril-de-l-azerbaidjan.html
Extrait : “lorsqu’il était sous administration azérie, le monastère considéré comme un vestige de la religion chrétienne arménienne a été très abîmé par la population musulmane locale qui l’utilisait comme étable. Le 8 octobre 2001, une motion de sauvegarde de l’héritage historique et culturel de la République du Haut-Karabakh, signée par 16 membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, reconnaissait que parmi les exemples les plus flagrants de la politique de destruction des chefs-d’oeuvre arméniens par l’Azerbaïdjan au Haut-Karabakh figurait la détérioration de Dadivank, que « la population locale musulmane a dégradé autant qu’elle put » lorsque le monastère était sous son contrôle pendant la période soviétique. Mais comment les religieux pourront-ils protéger les fresques magnifiques qui ornent l’église principale ? Celle de saint Nicolas par exemple, restaurée en 2015, exhumée de la noirceur des feux de charbon…”
EDIT #2 : L’histoire du conflit bien résumé en dessin. http://clementfabre.fr/blog/artsakh/?fbclid=IwAR3Br1pqq-n02Uikl2bAGUMmO5xfodGmJ-zSmxgny_To5D9oXyRyMVEif34
*** “Le président azerbaïdjanais Ilham Aliev a, lui, estimé que l’accord de fin des hostilités au Nagorny Karabakh était une «capitulation» de l’Arménie après six semaines de combats. «Nous avons forcé (le premier ministre arménien) à signer le document, cela revient à une capitulation, a-t-il déclaré à la télévision. J’avais dit qu’on chasserait (les Arméniens) de nos terres comme des chiens, et nous l’avons fait».” — extrait Le Figaro 9/11